Pourquoi n’écoutons-nous pas toutes ces femmes qui ont vécu un accouchement traumatique?
Dr. Yvonne Kuipers
Selon Yvonne Kuipers, professeure d’obstétrique, les soins obstétricaux belges doivent accorder plus d’attention au vécu et au statut de la femme enceinte. “De très nombreuses études internationales montrent que les soins obstétricaux donnent de meilleurs résultats lorsque les femmes se sentent reconnues et acceptées en tant qu’individu , avec non seulement un bébé en bonne santé, mais aussi une mère en bonne santé.
Vous êtes spécialisée dans les “soins centrés sur la femme”. Qu’est-ce que c’est exactement et pourquoi est-ce si important ?
“Soins centrés sur la femme”, c’est le terme utilisé par les sages-femmes pour désigner ce que nous appelons, dans le domaine des soins de santé généraux, les “soins centrés sur la personne”. Il s’agit d’un concept développé dans les années 1980 en Océanie et dans le monde anglo-saxon.
Dans nos projets de recherche, nous nous concentrons sur la relation entre la femme enceinte et le prestataire de soins. La recherche internationale montre en effet que c’est là que réside le cœur de l’amélioration des soins à la naissance. Les soins centrés sur la femme sont une approche des soins qui s’articule autour de deux principes : d’une part, l’élaboration d’une relation de qualité entre la sage-femme et la femme enceinte et d’autre part, la conviction qu’un enfant en bonne santé est tout aussi important que la façon dont la mère de cet enfant se sent”.
‘L’accouchement est le pire moment pour demander à une femme enceinte de poser un choix éclairé.”
Comment imaginer exactement cette relation entre la sage-femme et la femme enceinte ?
“En tant que femme, vous consultez un prestataire de soins de santé ou une sage-femme parce que vous avez besoin de bénéficier de ce que vous ne pouvez pas faire vous-même : des soins professionnels. Mais en tant que soignant.e, vous ne pouvez pas offrir des soins professionnels si vous ne disposez pas des bonnes informations sur cette femme et si vous n’avez pas le même objectif qu’elle. Les “soins centrés sur la femme” commencent donc par reconnaître que vous avez besoin l’un.e de l’autre. Vous entrez dans une relation de réciprocité et vous vous demandez au début de ce processus : comment pouvons-nous travailler ensemble? Qu’est-ce qui est important pour chacun.e d’entre nous ?
Pour que cette relation entre la femme et la sage-femme fonctionne bien, il faut s’harmoniser à trois niveaux différents, comme je l’ai découvert au cours de mes recherches: qui suis-je, que veux-je et qu’est-ce qui est important pour moi ? Vous devez synchroniser ces points de départ pour vous faire mutuellement confiance. Si vos visions respectives des soins de santé ne correspondent pas, c’est la porte ouverte à tous les problèmes. Si une femme enceinte vous dit “je veux toutes les interventions possibles pendant l’accouchement pour être satisfaite”, en tant que prestataire de soins de santé, vous devez la soutenir cette demande. Si à votre avis, elle ferait mieux d’accoucher à la maison, vous n’irez pas très loin.
‘Seules 53% des femmes flamandes ont une expérience satisfaisante à très positive de leur accouchement. Ce qui implique que près de la moitié n’a pas eu de vécu positif.’
En quoi cette approche diffère-t-elle des soins de santé actuels en Belgique ? Les femmes enceintes et leurs partenaires peuvent déjà consigner leurs souhaits dans un projet de naissance, n’est-ce pas ?
“C’est une possibilité. Mais à l’hôpital, on n’a pas toujours ni le temps ni la disponibilité pendant l’accouchement, sans compter qu’il faut aussi trouver une sage-femme et un gynécologue qui vous soutiennent dans votre projet.
Un autre problème est que les femmes flamandes ont généralement du mal à s’exprimer clairement. Et elles culpabilisent rapidement en cas de difficultés ou si l’accouchement se déroule différemment de ce qu’elles auraient souhaité. En fait, je pense que les femmes du monde entier sont enclines à réagir de la sorte, mais c’est encore plus vrai pour les femmes flamandes. C’est un handicap, surtout dans le domaine de l’accouchement, qui est un système hiérarchisé.
Néanmoins, les Flamandes savent ce qu’elles veulent pendant leur grossesse. Ces recherches n’ont pas encore été publiées, mais je peux déjà vous dire que leurs souhaits sont bien différents d’une pratique dominée par les examens médicaux (Van Leugenhaege L, Degraeve J, Jacquemyn Y, Mestdagh E, Kuipers Y. Factors associated with the intention of pregnant women to giving birth with epidural analgesia: a cross-sectional study). De nombreuses femmes enceintes ne veulent pas du tout d’un accouchement médicalisé avec péridurale sous la conduite d’un gynécologue. Pourtant, c’est l’argument systématiquement avancé dans le débat sur les soins de naissance en Belgique, alors que c’est un non-sens. Quatre-vingt-dix pour cent des femmes enceintes finissent par avoir une péridurale, alors que seulement 35 % d’entre elles déclarent l’avoir souhaitée. C’est la norme sociétale. Et c’est différent d’un désir intrinsèque.
On avance certes une foule d’arguments dans ce débat, mais en réalité, cela fait à peine dix ans qu’on demande leur avis aux femmes. Or, à leurs yeux, le résultat de l’accouchement est tout aussi important que leur vécu. Dans le système actuel, les femmes se sentent coupables lorsque les choses ne se passent pas comme elles le souhaitent. Ainsi, seules 53 % des femmes flamandes ont un vécu assez ou très positif de l’accouchement. Cela signifie que près de la moitié d’entre elles ne portent pas un regard positif sur leur expérience. Une femme sur six a connu un accouchement traumatique. Pas moins de 64 % d’entre elles ne se sentent pas bien au niveau émotionnel et ce, jusqu’à un an après l’accouchement ; un chiffre qui nous a beaucoup choqué.e.s lors de nos recherches, qui seront publiées dans le courant de l’année. Les Flamandes n’ont jamais eu l’espace pour réfléchir à ce qui compte vraiment pour elles, à ce qu’elles veulent pendant leur grossesse et leur accouchement. Pourtant, elles nous ont fait savoir qu’elles veulent prendre des décisions importantes en concertation avec leur prestataire de soins de santé, pas simplement être suivies sur le plan médical. Elles participent plus que volontiers à nos études sur les accouchements par sages-femmes et aimeraient avoir plus de choix, ce qui reste très compliqué dans un système et une culture qui n’offrent pas cet espace.
Et puis lorsque vous subissez un traumatisme pendant l’accouchement, tout le monde vous dit: vous avez un enfant en bonne santé, de quoi vous plaignez-vous ? Alors non seulement, vous n’avez pas eu la possibilité d’établir une véritable relation avec votre prestataire de soins de santé et de faire des choix éclairés. Mais en plus, cette société ne fait pas de place à votre traumatisme. C’est la société dans son ensemble qui en est responsable”.
‘Ce sont les intérêts de la femme en travail qui priment et elle est la seule à pouvoir en définir le cadre’
Les femmes enceintes peuvent-elles juger par elles-mêmes de ce qui constitue un choix sûr ? Y a-t-il un risque que leurs souhaits mettent en danger leur propre enfant, peut-être involontairement ?
Il semble assez compliqué pour les sages-femmes et les autres prestataires de soins de santé d’accompagner ce processus.
Nos recherches montrent que de nombreuses sages-femmes indépendantes en Belgique travaillent déjà de cette manière. Cette approche nécessite des compétences au niveau de la réflexion et de la communication. Les sages-femmes qui y parviennent le mieux sont celles qui ont beaucoup d’expérience. Nous devons néanmoins accepter que tous les prestataires de soins de santé ne veulent pas ou ne peuvent pas travailler de la sorte, et que toutes les femmes ne le souhaitent pas non plus.
Des soins centrés sur la femme sont-ils également possibles si vous n’êtes pas accompagnée par une sage-femme indépendante et que vous souhaitez “simplement” un accouchement à l’hôpital ?
Nous avons interrogé plus de 1.000 femmes sur leur expérience avec des sages-femmes indépendantes, des sages-femmes hospitalières et des gynécologues. Ce sont les sages-femmes indépendantes qui ont obtenu les meilleurs résultats dans tous les domaines : avant, pendant et après l’accouchement. Les sages-femmes hospitalières n’ont pas obtenu d’aussi bons résultats. Elles font du travail posté, de sorte qu’une femme en travail voit défiler de nombreux visages différents, souvent peu familiers. Et si les sages-femmes hospitalières sont très douées pour établir très vite un climat de confiance – c’est vraiment l’art d’être sage-femme – on constate ici que le système joue en leur défaveur.
Dans un monde idéal, on verrait la femme plusieurs fois pendant la grossesse, on la rejoindrait pendant le travail et on la reverrait ensuite après l’accouchement. Mais le monde idéal n’existe pas, surtout pas en Belgique. Mon conseil aux prestataires de soins de santé est donc le suivant : profitez de tous les moments pour construire cette relation, même s’ils sont fragmentés. Parfois, construire cette relation passe par de petites choses : demander si l’on peut toucher quelqu’un, demander si l’on peut faire un examen en particulier, bref, demander la permission pour tout ce que l’on fait. Même au cours de ce court moment qu’est l’accouchement.
Les sages-femmes doivent également se demander : est-ce que je propose des choix aux gens? Et est-ce que j’en suis capable ? Si ce n’est pas le cas, vous pouvez au moins être honnête vis-à-vis de la femme et lui donner la possibilité de changer de soignant.e. Ou alors, en tant que sage-femme, vous pouvez décider de vous ranger aux côtés de cette femme et de faire en sorte que ses choix puissent se concrétiser.
Que faudra-t-il pour que les soins obstétricaux en Belgique soient davantage “centrés sur la femme” ?
“En Belgique, les soins obstétricaux sont extrêmement hiérarchisés et de nombreux intérêts, tels que l’industrie médicale et pharmaceutique, jouent un rôle décisif en sous-main. Il s’agit d’un problème sociétal de la même ampleur que celui du tabagisme et du lobby du tabac. Les politiques devraient être moins influencées par tous ces intérêts et au contraire, donner la priorité aux intérêts des femmes enceintes et de la prochaine génération. Le système actuel engendre d’énormes coûts sociaux cachés du fait qu’il est la cause d’expériences traumatisantes lors de l’accouchement, avec un coût important en termes de qualité de vie pour les enfants et les familles et, au bout du compte, aussi en termes financier pour la société dans son ensemble.
En Flandre, le terrain des soins de naissance est occupé par les gynécologues, qui ont un comportement très territorial. Alors que ce devrait être le pouvoir aux preuves : la recherche internationale dans les pays occidentaux avec des populations similaires de femmes enceintes montre que nous pouvons faire mieux que ce qui se fait aujourd’hui en Belgique. Une réflexion moins axée sur le risque, la confiance dans et la continuité des soins prodigués par les sages-femmes permettent d’obtenir de meilleurs résultats. Les gynécologues doivent accepter les résultats de ces recherches et par conséquent, considérer les sages-femmes comme des interlocutrices à niveau égal. Les gynécologues sont formés pour suivre des grossesses et des accouchements qui nécessitent des soins médicaux. La sage-femme accompagne la femme enceinte en bonne santé qui peut accoucher par voie vaginale et, en cas de problème, elle fait appel au gynécologue.
Pourtant, les sages-femmes gagnent du terrain. La réduction de la durée d’hospitalisation après l’accouchement et le développement des soins postnatals à domicile ont favorisé l’essor des sages-femmes indépendantes. La décision de renvoyer plus tôt à la maison les femmes qui viennent d’accoucher a été prise pour des raisons économiques : les lits d’hôpitaux coûtent cher, les sages-femmes travaillent bien et à bon marché – leurs tarifs sont vraiment ridicules. Mais ce que l’on a oublié, c’est que lorsque les sages-femmes commencent à assurer le suivi et que les femmes apprennent à les connaître, elles s’aperçoivent que ces soins répondent à leurs besoins. Les sages-femmes indépendantes créent ainsi leur propre travail. Lors de la grossesse suivante, de nombreuses femmes se disent : “Je peux aussi être accompagnée de cette manière et avoir une bonne expérience de l’accouchement en plus d’un enfant en bonne santé”. En Belgique, les femmes toujours pu opter pour sage-femme indépendante, mais c’était encore assez confidentiel comme choix”.
Êtes-vous optimiste ou pessimiste quant à l’évolution des soins de naissance ?
Cette lutte d’intérêts fait qu’il est presque impossible pour les femmes et les sages-femmes d’obtenir ces soins. Malgré tout, je garde espoir. Les Flamandes ne sont pas du genre à monter sur les barricades, par nature. Par conséquent, les voir se mobiliser malgré tout aujourd’hui, comme par exemple avec la plateforme Birth Matters, c’est significatif. Les sages-femmes belges se font de plus en plus entendre et partagent leurs expériences. J’espère qu’elles continueront à le faire afin que de plus en plus de gens comprennent qu’il existe de meilleures alternatives aux soins actuels.
Le débat doit être sociétal : il n’est pas acceptable qu’une femme se sente mal suite à l’arrivée de son enfant en raison précisément de la façon dont il est venu au monde.
Au Royaume-Uni, vous pouvez déjà voir ce qui se passe lorsqu’on ne répond pas aux questions et besoins des femmes enceintes. Un nombre croissant de femmes ayant un facteur de risque médical se positionnent : “si vous ne prenez pas mes souhaits au sérieux et si vous ne réfléchissez pas avec moi, j’accoucherai seule à la maison sans l’aide d’un professionnel de la santé”. C’est ce que nous devons éviter à tout prix. Si le système de soins autour de la naissance crée ce genre de barrières, quelles en seront les conséquences? C’est cette question que nous devons nous poser en Belgique.
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